Illusions visuelles et inférences bayésiennes

Les théories les plus récentes en matière de perception ont établi que notre cerveau semble procéder par inférences bayésiennes afin de percevoir l’environnement[1]. Ce terme un peu barbare nous vient du mathématicien anglais Thomas Bayes, à l’origine de l’une des avancées mathématiques les plus importantes du 18e siècle.

Une inférence bayésienne, c’est en quelque sorte une probabilité inversée. En probabilité pure, si je vous dis que j’ai mis 7 boules rouges et 3 boules blanches dans un sac, vous déterminez aisément a priori que la probabilité de tirer à l’aveugle une boule blanche du sac est de 3 sur 10.

Dans le cas de l’inférence bayésienne, je ne vous donne pas la distribution des boules contenue dans le sac, parce que c’est précisément ce que vous cherchez à déterminer. Je procède alors à plusieurs tirages successifs sans remettre les boules dans le sac. Si les tirages successifs donnent rouge-rouge-blanc-rouge, vous en concluez a posteriori – vous inférez – qu’il y a plus de boules rouges dans le sac que de boules blanches, dans une proportion probablement voisine de 75 % – 25 %.

Selon cette théorie, notre cerveau serait obligé de procéder de la sorte parce que chaque stimulus représente une infinité de réalités potentielles. Un trait vertical dans notre champ visuel peut représenter un simple trait, tout comme il peut représenter une forme en deux dimensions vue de profil, par exemple un triangle ou un cercle. Notre Système 1 – le mode automatique de notre cerveau – procède donc à des calculs de probabilité basés sur l’expérience que nous avons de notre environnement, afin de déterminer ce à quoi ce trait correspond. Des études ont montré que le cerveau de bébés de 8 mois est déjà capable d’inférences bayésiennes.

Sur le schéma ci-dessous, quel est selon vous le trait le plus long ? Le trait horizontal ou le trait vertical ?

En fait, ils sont de longueur identique. Vous pourrez vous en convaincre en les mesurant. Des chercheurs[2] ont déterminé que ce phénomène était dû au fait que les deux traits sont présentés de façon brute, hors de tout contexte. Or dans notre environnement, perspective oblige, une barre verticale sur notre rétine reflète souvent une plus grande distance. Notre Système 1 a donc reconstruit l’interprétation la plus plausible du stimulus. Et lorsque nous voyons le dessin ci-dessus, nous en inférons que le trait vertical doit être plus long que le trait horizontal.

Voici une autre illusion provoquée par ce phénomène. Quel est, à l’écran, le bonhomme le plus grand ? Je vous laisse mesurer par vous-même…


[1] Stanislas Dehaene, Le cerveau statisticien : la révolution Bayésiennes en sciences cognitives, Collège de France, 2011-2012, https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2011-2012.htm
[2] Anha Girshick et al., Cardinal rules: Visual orientation perception reflects knowledge of environment statistics, Nature neuroscience 14(7), pp. 926-932, 2011

Abolissons les salamalecs

Un gradient de hiérarchie trop marqué est un frein à la performance d’une équipe. Entre autres, il est un obstacle à une communication ouverte. En effet, les personnes les moins « gradées » éprouvent souvent beaucoup de difficultés à faire remarquer à leur collègue occupant un rang plus élevé que ce dernier fait une erreur ou qu’elles ne sont pas d’accord avec lui.

Différentes traditions sont responsables d’un gradient de hiérarchie exacerbé.

Considérons le vouvoiement. Certes, il peut être le témoignage d’un signe de respect, mais il peut également signifier l’affichage d’un sentiment d’infériorité. En général, nous vouvoyons les personnes que nous ne connaissons pas. Mais nous faisons également usage du vouvoiement lorsque la tradition nous y encourage, même vis-à-vis de personnes que nous fréquentons depuis longtemps, en signe de respect.
Dans le cadre professionnel, nous vouvoyons même certaines personnes que nous côtoyons quotidiennement au prétexte qu’elles sont notre patron, notre chef, notre directeur, etc. Et cela alors que parfois ces mêmes personnes nous tutoient.

Dans un avion, tous les membres d’équipage se tutoient – en tout cas en Occident –, même s’ils ne se sont jamais rencontrés avant. C’est le cas même lorsque la plus jeune hôtesse s’adresse au commandant de bord. Cela a pour avantage de créer une atmosphère d’ouverture et de favoriser les échanges d’informations et l’expression des doutes et des inquiétudes. La performance de l’équipe et la sécurité du vol en sont améliorées.

Par ailleurs, dans certains milieux, il est coutume d’appeler les gens par leur titre. Cela a également pour conséquence d’augmenter le gradient de hiérarchie. Docteur, Maître, Monsieur le Directeur, Monsieur le Président, tous ces titres honorifiques peuvent augmenter le sentiment d’infériorité des personnes qui les utilisent, avec des conséquences équivalentes au vouvoiement en matière d’entrave à la communication. Pour reprendre l’exemple de l’aviation, nous interpellons tous nos collègues par leur prénom, même si c’est la première fois que nous les rencontrons, quel que soit leur poste dans la compagnie, quel que soit leur poste dans une autre compagnie.

Les anglophones, réputés pour leur pragmatisme, n’ont pas à leur disposition une forme équivalente au vouvoiement dans la langue anglaise. De plus, ils ont tendance à s’appeler spontanément par leur prénom, quel que soit le rang de chacun. Étant régulièrement en contact avec des anglophones, je trouve que cela facilite grandement les échanges.

Et chez vous ?

  • L’esprit d’ouverture est-il suffisant pour permettre à tous d’oser s’exprimer ?
  • Appelez-vous vos supérieurs hiérarchiques par leur prénom ? Les tutoyez-vous ?
  • Est-ce qu’en tant que patron ou supérieur hiérarchique, vous encouragez vos collaborateurs à vous tutoyer et à vous appeler par votre prénom ?

Structurer sa communication

Combien de fois nous sommes-nous lancés dans une explication pour nous rendre rapidement compte que notre message verbal était abscons ? Les signaux non verbaux renvoyés par notre interlocuteur exprimaient d’ailleurs une profonde incompréhension. Et combien de fois avons-nous reçu un message auquel nous ne comprenions rien, non pas parce qu’il était compliqué, mais parce que toutes sortes d’informations s’y mélangeaient ?

Lorsque nous devons transmettre un message, le fait de le structurer facilite sa compréhension de 40 % [1]. Tout comme une histoire dont on peut « suivre le fil ». Tous les récits possèdent une colonne vertébrale (ou suivent un canevas) qui en facilite la compréhension.

La structure PSB constitue une bonne méthode explicative : commencez par exposer le Problème, ensuite la Solution, et enfin les Bénéfices de cette solution. Cela clarifie le message, la compréhension facilitant l’appropriation de l’argument par le récepteur.

En aviation, lorsque nous pilotes devons transmettre au personnel de cabine des informations concernant un problème nécessitant par exemple un déroutement non prévu vers un aéroport, nous utilisons la structure NITS. Nous commençons par énoncer la Nature du problème. Ensuite nous expliquons nos Intentions, nous précisons le Temps restant jusqu’à l’atterrissage et nous explicitons les Spécificités éventuelles.

Le chef de cabine principal – notre interlocuteur privilégié dans ce cas de figure – nous répète les informations que nous lui avons transmises dans ce même ordre, afin de valider la bonne compréhension du message. Il ira ensuite répercuter ce message auprès des autres membres de l‘équipage de cabine.

Concrètement, cela donnerait par exemple : « Stéphanie, (N) nous avons une fuite sur un système hydraulique. (I) Nous allons faire demi-tour et atterrir à l’aéroport de départ. (T) Nous serons posés dans 20 minutes. (S) Prépare la cabine pour une évacuation éventuelle après l’atterrissage car il y a un risque d’incendie au niveau du train d’atterrissage. »

Recourir à une structure connue de l’émetteur et du récepteur procure trois avantages:

  1. En respectant cette structure, il y a davantage de chances que l’émetteur transmette toutes les informations utiles.
  2. Le récepteur sait dans quel ordre il va recevoir les informations, ce qui lui permet de les assimiler et les retenir plus facilement.
  3. Si l’émetteur oublie de communiquer un des éléments, cela sera détecté par le récepteur qui pourra clarifier la situation.

La première allusion à une technique de communication structurée date des années 80. Elle trouve son origine dans le milieu des sous-mariniers, qui l’utilisaient lorsqu’un marin peu gradé devait transmettre des informations critiques concernant la mission à un officier supérieur. Cette méthode est aujourd’hui connue sous l’acronyme (I)SBAR pour Identity, Situation, Background, Assessment, Recommendation. Elle a été traduite en français par (I)SAED par Identité, Situation, Antécédents, Évaluation, Demande.

Les soins de santé recourent aujourd’hui au SBAR, notamment pour les handoffs : les passations de consignes. Le SBAR est également utilisé pour mettre rapidement à la page une personne qui rejoint une équipe, par exemple pour prêter main-forte à la suite d’un « appel à l’aide ».

Dans les cas d’urgence, il convient néanmoins de se méfier du « A » et du « R ». En effet, que risque-t-il de se produire si l’équipe qui a appelé à l’aide partage son analyse de la situation et ses recommandations alors que celles-ci sont erronées ? Aiguillé sur la même fausse piste, le répondant risque fort d’être victime d’un biais de confirmation.

L’idéal en pareil cas serait de ne livrer que les faits bruts, sans analyse, pour permettre au répondant de se faire sa propre idée de la situation. Cela lui permettra peut-être de la (re)considérer d’un oeil neuf. Il portera alors un jugement différent qui collera mieux à la réalité présente.

Le SBAR peut se révéler un bon outil si l’on garde constamment conscience de ses limites. Nous n’avons pas tous notre bureau dans un sous-marin nucléaire. En aviation, nous avons le NITS. Aussi, j’invite chacun à développer son SBAR, en fonction des spécificités d’utilisation et de l’objectif recherché. Attention cependant à limiter le nombre d’items couverts par l’acronyme que vous inventerez, sans quoi il perdra de son efficacité. En effet, la capacité de notre mémoire de travail est limitée à 4±1 items.

À ce propos, j’ai collaboré au développement d’un outil de communication structurée pour les blocs opératoires d’un groupement d’hôpitaux. Les utilisateurs trouvaient notamment qu’il manquait une dimension temporelle au SBAR. L’outil que cet hôpital a mis au point est le I-FARTS :

  1. Identité (prénom et fonction si mon interlocuteur ne me connaît pas)
  2. Description des Faits
  3. Actions déployées
  4. Résultats obtenus
  5. Temps écoulé
  6. Spécificités

Ils l’emploient sans modération et avec beaucoup de satisfaction.


[1] Matt Abrahams, ”Think fast, Talk smart : Communication techniques“, accessible sur https://www.youtube.com/watch?v=HAnw168huqA le 22 février 2018.