Savoir reconnaître quand il est temps de changer de paradigme : ce que l’aéronautique peut nous enseigner.

L’impératif dans mon métier de pilote de ligne consiste à fournir le plus haut niveau de sécurité à mes passagers. Cet impératif prime sur tous les autres objectifs de performance. Mais cela n’a pas toujours été le cas. L’aviation civile est passée par une série changements de paradigmes au fil des dernières décennies.

Les années 50’s, c’était l’époque des héros. La plupart des pilotes étaient des « As » de la seconde guerre mondiale, recrutés par les compagnies aériennes pour transporter leurs passagers. On pouvait par exemple lire dans un magazine de l’époque : « Sur AIR FRANCE, vous êtes toujours conduit par un équipage d’élite. » Le commandant de bord était le seul maître à bord après Dieu. Le reste de l’équipage éprouvait les plus grandes difficultés à lui faire entendre raison lorsqu’il se trompait. La taille de son ego se mesurait à celle de l’avion qu’il pilotait.

Dans la continuité de l’époque des héros, les années 70’s ont été marquées par l’idée que l’erreur était inacceptable. « Les bons professionnels ne font pas d’erreur. » Résultat : lorsque des erreurs étaient commises, elles étaient cachées. Les erreurs anodines n’avaient pas de conséquence visible, mais d’autres étaient mortelles. La série noire de crashes pendant cette décennie fit des milliers de morts.

L’accident le plus meurtrier de l’histoire de l’aviation civile reste celui de Tenerife survenu le 27 mars 1977. Ce jour-là, le vol KLM 4805 a décollé sans autorisation et a percuté le vol Pan Am 1736 qui roulait sur la piste. Plusieurs facteurs au contribué au drame : brouillard, pression temporelle, difficultés de communication, mais surtout l’incapacité du copilote et du mécanicien navigant du vol KLM de faire entendre à leur commandant de bord leur doute quant à l’autorisation de décollage. Bilan : 583 morts.

Dorothy Kelly – The Tenerife Air Disaster.
Reconstitution de l’accident de Tenerife

À la suite de ces nombreux accidents, une enquête fut menée par la NASA. Ses conclusions, rendues à San Francisco en 1979, furent sans appel. En grande majorité, ces crashes étaient dus à des dysfonctionnements au sein des équipages : leadership inadéquat ; incapacité à déléguer et à confier des responsabilités; incapacité à établir des priorités ; incapacité à exploiter les informations disponibles.

Dans les années 80’s, cela donna naissance au CRM, le Crew Ressource Management (gestion des ressource de l’équipage). Depuis lors, tous les pilotes et personnels de cabine suivent une formation continue visant à développer des compétences leur permettant de Mieux Réussir Ensemble. Cette formation est réglementaire et tend depuis quelques années à s’étendre à d’autres métiers des compagnies aériennes.

Modèle de compétences pilotes d’AIRFRANCE, version 2021

En parallèle, l’erreur a été reconnue comme faisant partie intégrante du fonctionnement humain grâce aux travaux de psychologues comme James Reason et Jans Rasmussen. Cela contribua à dégonfler certains egos. « Erreur et performance sont les deux faces d’une même pièce. » Les erreurs devenant avouables, cela permit notamment la mise en place d’un système de partage d’expérience déculpabilisant, l’objectif étant d’apprendre afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs, pas de chercher des coupables.

« Erreur et performance sont les deux faces d’une même pièce. »

Les années 90’s furent celles des Facteurs Organisationnels et Humains. Le principe en est simple. Lorsqu’un professionnel commet une erreur, c’est souvent parce qu’une condition latente, une condition propice à ce que cette erreur soit commise, est présente dans le système. Les FOH s’intéressent donc à la responsabilité des organisations dans les erreurs des opérateurs de première ligne. Objectifs contradictoires ; agendas cachés ; procédures inadaptées ; matériel défaillant ; manque de ressources ; charge de travail excessive ; etc.

Enfin, depuis une dizaine d’années, nous sommes à l’ère de la résilience. En intégrant les différents paradigmes développés depuis les années 80’s, notamment le CRM et les FOH, les compagnies aériennes améliorent continuellement leur capacité à faire face à la complexité croissante à laquelle elles ne peuvent échapper. Les quatre piliers de cette résilience sont l’anticipation (notamment des risques er des opportunités), la surveillance de la situation (incluant la prise en compte des informations pertinentes), la capacité de réponse aux événements et l’apprentissage continu (adaptation).

Je suis à la fois fier et chanceux de faire partie de cette industrie qui a réussi à se remettre continuellement en question au service de ces clients.

Aujourd’hui, grâce à tout le chemin parcouru, aux changements de paradigmes successifs et aux évolutions technologiques, vous devriez prendre l’avion tous les jours pendant 6033 années avant d’être victime d’un accident dans lequel au moins un passager serait tué (IATA, 2017).

FOH : coût ou investissement ?

Une question revient sans cesse lorsque surgit l’idée de développer une culture Facteurs Humains et Organisationnels (FOH) au sein d’une organisation : « Vais-je en avoir pour mon argent ? » Cette question est parfaitement légitime, alors essayons d’y apporter quelques éléments de réponse.

D’abord, rappelons en quoi consistent les FOH. Je vous ferai grâce d’une définition rébarbative, pour reprendre les propos d’Ivan Boissière (Directeur général de l’Icsi) :
« Les FOH consistent à favoriser des comportements plus sûrs à tous les niveaux de l’organisation , et se positionner au coeur d’une démarche plus large de performance globale. »

Cette notion englobe d’une part la gestion des Facteurs Humains, c’est-à-dire les pratiques recommandées permettant d’améliorer la performance tant individuelle que collective – le travail en équipe ; et d’autre part la prise en compte des conditions de travail mises en place par l’organisation, et ayant un impact sur cette performance. Par exemple, si l’on s’intéresse à des éléments ayant un impact négatif, il s’agit de pression temporelle, de moyens matériels inadaptés, de personnel insuffisant, de consignes contradictoires (entre un responsable et le référentiel), de manque de formation, d’un management toxique, etc.

Le département de la défense américain a développé le modèle HFACS, classifiant les différents domaines d’attention des FOH. Ce modèle peut être adapté à tout type d’organisation. Une particularité est cependant qu’il se focalise, par la façon dont il est rédigé, sur le manque de bonnes pratiques. Vous en trouverez la description complète ici.

La classification et l’arborescence HFACS

Comme tout changement de paradigme au sein d’un collectif, la mise en place d’une démarche FOH nécessite un investissement en temps, en énergie, et représente un coût financier. Notamment, cette transformation organisationnelle nécessite une transformation managériale orientée leadership. Alors, cet investissement en vaut-il la peine ?

Afin de répondre à cette question, je citerai les quelques éléments que j’ai réussi à rassembler, dont très peu sont chiffrés.

1. Je commencerai par vous renvoyer à cet article concernant les effets bénéfiques du CRM (Crew Resource Management) de l’aviation civile depuis 40 ans. Bilan : une diminution drastique du nombre d’accidents.

2. Dans l’introduction du « Human Factors Training Manual » de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale, on peut lire ceci : « Its (Human Factors) objectives can be seen as effectiveness of the system, which includes safety and efficiency, and the well-being of the individual. »

3. Je vous recommande également cet article, contenant des données chiffrées relatives au déploiement de formations CRM auprès de 3000 personnes dans un groupement d’hôpitaux dans l’Ohio (USA). Bilan : un retour sur investissement situé entre 300% et 800%.

4. J’inclus également à cette liste le cas d’école de FAVI, une fonderie située dans la Somme (FR) dont Jean-Fançois Zobrist [1] a pris la tête en 1983. Il y a mis en place ce qui a été qualifié de « Lean Management Social ». En bref, il a développé la responsabilisation, la confiance et la motivation de son personnel. Par son affection pour un lean management humaniste, Zobrist prenait en compte les FOH sans les nommer. Bilan : une amélioration de l’ordre de 30% de la productivité, avec investissement marginal. [2]

5. Enfin, le psychologue, ergonome et expert en Facteurs Humains Steven Shorrock, éditeur en chef de la revue Hindsight d’Eurocontrol, s’exprime en ces termes : « The connection between wellbeing and safety, and organisational performance more generally, is undeniable. »

J’espère que ces quelques chiffres et citations vont auront convaincus de l’impact positif des FOH sur tout type d’organisation. Il y en a certainement d’autres, et je vous remercie de me les communiquer si vous en connaissez. Dans tous les cas, opter pour ce changement de culture, c’est investir dans l’avenir.


[1] Je vous suggère de visionner une conférence de Jean-François Zobrist pour prendre pleinement connaissance de sa philosophie : https://www.youtube.com/watch?v=2jjEN5hdFwc
[2] Liberté & Cie: Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises; Brian Carney & Isaac Getz ; 2012

Le retour sur investissement du CRM dans la santé

Un article à ce sujet a été publié en septembre 2015 dans la revue American Journal of Medical Quality. [1] En voici le résumé.

Une formation au travail en équipe inspirée du CRM (Crew Resource Management) a été implémentée avec succès au sein d’une série d’unités hospitalières, afin d’y améliorer la qualité et la sécurité.
Cet article, qui s’intéresse au déploiement de formations CRM à l’échelle d’un groupe de santé complet, est axé sur le retour sur l’investissement (ROI) de ces formations.

Les coûts comprenaient les formations en elles-mêmes, les coûts de préparation et de programmation, l’indisponibilité au travail des participants pendant les formations, et l’implication des différentes directions.

Les économies générées ont été calculées en fonction de la réduction des événements indésirables (EI) évitables et des estimations de coûts de tels EI recensées dans la littérature.

Entre juillet 2010 et juillet 2013, environ 3 000 employés de l’Ohio State University Wexner Medical Center ont été formés, pour un coût total de 3,6 millions de dollars. Le nombre total d’EI évités fût de 735, soit une réduction de 25,7% par rapport au nombre d’EI attendus sur cette période.
L’estimation des économies réalisées se situait dans une fourchette allant de 12,6 millions de dollars (estimation prudente) à 28,0 millions de dollars. Donc, le retour sur investissement global des formations se situait entre 9,1 et 24,4 millions de dollars.

La conclusion de cet article est la suivante : les formations au travail en équipe inspirées du CRM de l’aviation civile constituent un moyen financièrement viable d’améliorer systématiquement la qualité des soins.


[1] Susan D. Moffatt-Bruce et al., What Is the Return on Investment for Implementation of a Crew ResourceManagement Program at an Academic Medical Center?, American Journal of Medical Quality 1-7, September 2015.

Le CRM, un investissement pertinent ?

Les formations CRM coûtent beaucoup d’argent aux compagnies aériennes et la question du retour sur investissement s’est naturellement posée. Il y a bien cette citation apocryphe qui dit « Si vous pensez que la sécurité coûte cher, essayez un accident ! » Toujours est-il qu’aucune étude n’a réussi à établir de chiffres à ce sujet.

Toutefois, une première observation s’impose : tandis que le nombre de vols est en constante augmentation, le nombre d’accidents d’avions de transport public a nettement diminué au fil des années :

  • entre 2012 et 2016, le risque de décès à bord d’un avion de transport de passagers était en moyenne de 0,24 par million de vols ;
  • en 2017, le risque de décès à bord d’un avion de transport de passagers était de 0,09 par million de vols.

En d’autres termes, une personne devrait prendre l’avion tous les jours pendant 6033 ans avant de subir un accident dans lequel au moins un passager serait tué[1].

Les données compilées pour réaliser le graphe proviennent de la base de données de l’Aviation Safety Network – https://aviation-safety.net

A l’évidence, les avions sont devenus plus fiables avec le temps, les équipages mieux entraînés – notamment grâce à des simulateurs de vol de plus en plus réalistes – et les phénomènes météorologiques mieux compris et anticipés que dans les années 70.

Il n’empêche que les formations CRM ont grandement contribué à l’amélioration du niveau de sécurité de l’aviation civile. D’autre part, plusieurs études ont établi les éléments suivants[2] :

  • une grande majorité de membres d’équipage trouve que les formations CRM et les scénarios sur simulateur inspirés de la vie réelle – appelés « LOFT » pour Line Oriented Flight Training – sont très efficaces (étude menée en 1991 auprès de 28.000 membres d’équipage).
  • les formations CRM et les scénarios de type LOFT induisent des changements positifs mesurables dans les comportements des participants (1984).
  • l’implication de la direction des compagnies aériennes, des examinateurs et des instructeurs, joue un rôle décisif dans l’évolution des comportements (1987).
  • sans formation continue, l’impact des formations CRM s’étiole avec le temps (1991).
  • une petite proportion de participants rejette les formations CRM (1989).

[1] IATA, Communiqué N° 8 : L’IATA publie ses statistiques sur la sécurité en 2017, 22 février 2018.

[2] R Helmreich & H C Foushee, Why CRM? Empirical and Theoretical Bases of Human Factors Training, Crew Resource Management, pp. 34-38, Elsevier Inc., 2010.

L’origine du CRM

À la suite d’une série de crashes « impensables » (Eastern Airlines 401 le 29 décembre 1972, Pan Am 1736 et KLM 4805 le 27 mars 1977, ou encore United Airlines 173 le 28 décembre 1978), l’industrie aéronautique civile a sollicité les experts de la NASA afin de déterminer les causes de ces nombreux accidents.

Les quelques rescapés du vol Pan Am 1736 après qu’il fût percuté par le KLM 4805 le 27 mars 1977

Lors d’une conférence organisée en 1979, la NASA fit connaître ses conclusions.

« Ces accidents présentent des points communs, chacun d’entre eux représentant un élément du problème de gestion des ressources. Voici une liste des dysfonctionnements les plus fréquemment observés dans ces accidents :

  • Focalisation sur des aléas techniques mineurs
  • Leadership inadéquat
  • Incapacité à déléguer et à confier des responsabilités
  • Incapacité à établir des priorités
  • Incapacité à surveiller les autres membres de l’équipage
  • Incapacité à exploiter les informations disponibles
  • Incapacité à communiquer les intentions et la stratégie »

Fort de ce constat, les compagnies aériennes développèrent des formations destinées aux équipages, afin d’apporter des solutions aux facteurs humains identifiés. United Airlines en tête, elles ont développé le Cockpit Ressource Management – CRM . Ces formations ont rencontré beaucoup de succès. Étant donné l’ampleur du problème, l’Administration Fédérale de l’Aviation américaine a rendu ces formations obligatoires pour tous les pilotes à compter de 1990. Aujourd’hui, tous nos actes de formations et d’évaluation incluent la composante CRM. Le Cockpit Ressource Management est même devenu Crew Ressource Management afin d’impliquer tout l’équipage, technique et commercial.

Les principales compétences désormais visées sont :

  • Gestion du stress
  • Leadership et travail en équipe
  • Communication
  • Gestion de la charge de travail
  • Conscience de la situation
  • Prise de décision
  • Gestion des automatismes
  • Résilience

Dans d’autres industries – nucléaire, pétrochimique, soins de santé, ferroviaire, etc. -, les problématiques de dysfonctionnement des équipes sont similaires à celles identifiées pour l’aviation civile. Les outils du CRM peuvent y être transposés, moyennant quelques adaptations aux spécificités respectives.