Êtes-vous « bruyant » ?

Depuis quelques années, les biais cognitifs ont la cote. Il y a une bonne raison à cela : de nombreuses études et expériences ont montré que les biais s’invitent presque systématiquement dans nos choix et nos prises de décision. Biais de confirmation, de conformité, d’habitude, d’obéissance à l’autorité, de supériorité illusoire, de disponibilité, etc., 189 biais ont été recensés [1]. Ils ont généralement un impact peu souhaitable. En conséquence, s’atteler à réduire nos biais cognitifs est un objectif louable.

Mais… il n’y a pas que les biais qui polluent nos jugements.

En 2021, Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein ont publié  « Noise, a flaw in human judgment » (Le bruit, une faille dans le jugement humain).

Le  « bruit » dans cette acception est bien connu des scientifiques et des ingénieurs. Dans le domaine des télécommunications, il est défini comme  « la vibration des particules d’un milieu présentant un caractère erratique, statistiquement aléatoire. » [2] Alors que les biais conduisent à un écart de jugement plus ou moins systématique et prévisible, le bruit vient ajouter à nos jugements une composante aléatoire.

Alors que les biais conduisent à un écart de jugement plus ou moins systématique et prévisible, le bruit vient ajouter à nos jugements une composante aléatoire.

Comment différencier biais et bruit ?

Prenons un exemple. Imaginons que vous alliez au stand de tir avec des collègues et connaissances. Vous constituez 4 équipes de 6 joueurs. Chacun à droit à un essai. L’objectif est d’atteindre le centre de la cible. Après l’exercice, l’analyse des cibles révèle les schémas suivants.

À votre avis, quelles équipes sont biaisées (écart systématique) et quelles équipes sont victimes de bruit (écart aléatoire) ?

Équipe # 1 : pas de biais, peu de bruit
Équipe # 2 : biais important, peu de bruit
Équipe # 3 : pas de biais, beaucoup de bruit
Équipe # 4 : biais important, bruit important

Nous pouvons aisément nous rendre compte qu’un écart de performance (l’objectif étant ici d’atteindre le centre de la cible) sera diminué si l’on réduit les erreurs systématiques (biais) et/ou si l’on réduit les variations aléatoires (bruit). Par ailleurs, la connaissance du niveau de biais permet une certaine forme de prédictibilité. Je m’attends à ce que si les équipes #1 et #2 tirent un nouveau coup, elles atteignent respectivement le centre et la partie supérieure gauche de la cible. Pour l’équipe #3, toute prédiction est impossible. Pour l’équipe #4, elle est limitée (moitié gauche de la cible).

L’influence du bruit dans différents domaine

De nombreuses études ont été menées afin de déterminer les conséquences du bruit dans nos jugements.

  • Entreprises : variations lors d’entretiens d’embauche et de performance reviews, ainsi que dans les prises de décision en général.
  • Judiciaire : condamnations très hétérogènes par différents juges suite à un même crime.
  • Santé : différences dans les diagnostics. C’est chez les psychiatres que la situation semble la plus préoccupante.
  • Assurances : écarts significatifs dans le calcul des primes.
  • Enseignement : cotation hétérogène de travaux similaires.
  • Etc.

Différents types de bruit

Pattern noise : plusieurs personnes vont accorder une importance inégale à différentes caractéristiques de la situation. Par exemple, lors d’un entretien d’embauche, un interviewer met la priorité sur les langues étrangères alors qu’un autre met la priorité sur les compétences informatiques. Leur évaluation du candidat sera différente.

Level noise : plusieurs personnes vont noter différemment une même caractéristique de la situation. Par exemple, lors d’une évaluation, un interviewer attribue une note de 8/10 au candidat pour son niveau d’anglais, alors qu’un autre lui donne une note de 4/10.

Occasion noise : des études ont montré que nous sommes généralement dans de meilleures dispositions quand l’équipe sportive que nous soutenons a gagné un match la veille, ou quand le soleil brille. Par contre, nous devenons plus sévères lorsque la faim nous gagne.

Comment diminuer le bruit ?

Kahneman, Sibony et Sunstein suggèrent de procéder à un audit de bruit. Dans les grandes lignes, cela consiste à soumettre des problèmes identiques à différentes personnes, et à mesurer les divergences de leurs réponses.
Ensuite, ils rappellent l’importance des formations dans la standardisation des jugements. L’idée est de réduire l’écart-type des évaluations par les personnes concernées.
Enfin, là où c’est possible, le recours à l’intelligence artificielle permet de supprimer le bruit. En effet, un algorithme confronté à la même situation donnera toujours le même résultat.


[1] https://medium.com/better-humans/cognitive-bias-cheat-sheet-55a472476b18
[2] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/bruit/11476

Quand faire confiance à notre intuition ?

Il est des situations dans lesquelles la solution nous vient automatiquement. Notre sixième sens nous guide alors dans nos décisions. Mais le résultat n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes. Qu’est-ce qui fait que notre intuition est plus ou moins performante ?

Afin de déterminer dans quelles situations nous pouvons nous fier à notre intuition, intéressons-nous aux travaux de deux psychologues, Gary Klein et Daniel Kahneman. Le premier nous dit que « Des experts en situation dynamique prennent des décisions intuitives efficaces », alors que le second nous dit : « Méfiez-vous du fonctionnement automatique de votre cerveau, notamment en matière de prise de décision, car il est entaché de nombreux biais ! »

Dès lors, qui croire ? Klein et son modèle du Recognition-Primed Decision (RPD) [1], ou Kahneman et sa théorie des Biais et Heuristique [2] ? Bonne nouvelle : ces deux spécialistes de la prise de décision ont accordé leurs violons dans une publication commune d’octobre 2009 intitulée « Les conditions d’une intuition experte ; Comment nous n’avons pas réussi à rester en désaccord. »

Ils listent les trois conditions nécessaires nous permettant de nous appuyer sur notre intuition :
– un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ;
– la possibilité d’apprendre de ces régularités grâce à une pratique durable ;
– un feedback rapide et clair suite à l’implémentation de la décision.

Ils font donc référence à des situations rencontrées souvent, et qui nous ont fourni un retour clair et rapide quant à nos succès et nos échecs, de manière à nous permettre de nous adapter pour les occurrence futures.

Si ces conditions ne sont pas réunies, notre intuition pourra nous jouer des tours. Il sera donc préférable de nous tourner vers une méthode analytique de prise de décision si le temps le permet. En aviation, nous utilisons l’acronyme T-FORDEC :

Temps disponibleDe combien de temps disposons-nous ?
FaitsQuels sont les faits bruts, libres d’interprétation ?
OptionsQuelles sont les options qui s’offrent à nous ?
Risques/opportunités
Quels sont les avantages et les inconvénients de chacune des options ?
DécisionProposition de l’option à retenir par la personne la moins senior ; validation ou pas par l’équipe.
ExécutionAttribution des rôles et exécution de la décision.
ContrôleVérification continue du résultat attendu.

En cette période plus que particulière, rappelons-nous que notre expertise peut être mise à mal, et apprenons à nous méfier de nos intuitions.


[1] Gary A. Klein, A Recognition-Primed Decision (RPD) Model of Rapid Decision Making, Decision Making in Action, pp. 138-147, 1993.
[2] Amos Tversky, Paul Slovic & Daniel Kahneman, Judgment under uncertainty : Heuristics and biases, Cambridge University Press, 1982.