En 1968, le psychologue américain Walter Mischel a eu une idée originale. Il a installé des enfants de 4 et 5 ans seuls dans une pièce, assis sur une chaise, face à une table sur laquelle se trouvait un chamallow et une cloche. Il leur proposait ce deal : « Je reviens dans 5 minutes. Si tu souhaites manger le chamallow avant que je revienne, sonne la cloche. Dans ce cas, tu auras alors un seul chamallow. En revanche, si tu n’as pas sonné la cloche quand je reviens, je t’en donnerai un deuxième et tu pourras les manger tous les deux. »
Internet regorge de vidéos filmées lors des nombreuses reproductions du test du chamallow, dans diverses versions, et il est cocasse d’observer les réaction des enfants. En voici un exemple.
La partie la plus intéressante de cette expérience est à venir. En effet, pendant plusieurs décennies après avoir réalisé ce test, Walter Mischel a suivi les enfants (devenus adultes) qui avaient participé à ce test. Il a observé une forte corrélation entre le fait d’avoir résisté à la récompense immédiate (manger un chamallow tout de suite) et les réussites scolaire, sociale, familiale et professionnelle. Ces personnes étaient également en meilleure santé. Il a publié un livre relatant ces découvertes.
En fait, les enfants qui ont résisté à la tentation ont généralement mis en place une stratégie afin de détourner leur attention de l’objet de la tentation. C’est cette capacité à maîtriser son attention qui semble décisive dans les réussites observées.
Plus récemment, le chercheur français Olivier Houdé du laboratoire LaPsyDé a publié plusieurs travaux et ouvrages en relation avec la capacité d’inhibition de notre cerveau. L’inhibition dans ce contexte, c’est la capacité à bloquer nos réactions automatiques du Système 1 pour confier la gestion de la situation à notre Système 2 afin d’y apporter une réponse appropriée.
Houdé a notamment revisité les travaux de Piaget, sans remettre en cause leur pertinence, mais en proposant des conclusions radicalement différentes. L’apprentissage chez l’enfant ne se ferait pas par seuils successifs, mais par le développement de stratégies capables d’inhiber les réponses automatiques erronées, liées à des connaissances déjà acquises.
Prenons un exemple. Très tôt dans notre existence, nous apprenons qu’un objet vu sous différents angles reste le même objet. Une chaise vue de dos, de face ou de profil gauche ou droit, cela reste la même chaise, le même objet. Puis un jour, nous apprenons à lire. Et là, nous sommes confrontés à ces 4 symboles identiques et pourtant bien différents :
Afin de ne pas commettre d’erreur à la lecture, nous devons inhiber la règle « un objet présenté selon différents angles de vue reste le même objet ». Cette stratégie d’inhibition va mettre un moment à s’installer, raison pour laquelle au début nous nous trompons souvent, puis de moins en moins, puis seulement une fois de temps en temps, notamment lorsque nous sommes fatigués ou stressés.
Un exercice d’inhibition bien connu est le test de Stroop représenté ci-dessous. L’objectif est de dire à haute voix et le plus rapidement possible la couleur utilisée pour écrire chacun des mots. Cela nécessite d’inhiber la réponse automatique liée à la lecture du mot.
Il est possible d’améliorer sa capacité d’inhibition, d’entraîner son cerveau à résister. Pour les enfants, je recommande les coffrets « Entraîner son cerveau à résister » (Nathan) développé par LaPsyDé.
Et pour les adultes, tout n’est pas perdu ! Nous pouvons nous inspirer des exercices proposés par Roy Baumeister [1]. Afin de développer notre volonté, nous pouvons par exemple :
- Utiliser notre main non dominante pour réaliser des gestes de la vie quotidienne (ouvrir les portes, tenir son verre lorsqu’on boit,…)
- Redresser notre posture lorsque nous nous rendons compte que nous sommes avachis
- Arrêter de dire des gros mots
- Nous exposer nous-mêmes au test du chamallow, en gardant un nôtre mignon à proximité sans y toucher
Développer notre capacité d’inhibition n’est pas seulement utile pour nous permettre de résister aux multiples tentations quotidiennes. En apprenant à intercepter les réactions automatiques de notre Système 1, nos neurones inhibiteurs nous rendent également capables d’endiguer les scénarios inefficaces que nous répétons inlassablement. Une dispute systématique avec un proche qui est toujours en retard, un conflit répété avec un voisin parce que les aiguilles de ses sapins bouchent nos gouttières, un enfant qui n’a de nouveau pas rangé sa chambre,… et nous démarrons au quart de tour. La routine est bien huilée, le script est connu, les répliques fusent, chacun joue à la perfection ce rôle si souvent répété. Et comme d’habitude, nous nous quittons fâchés. Et comme d’habitude, lorsque la tension finit par retomber, nous nous promettons pour la xième fois qu’on ne nous y reprendrait plus !
« Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace, et dans cet espace se trouve notre pouvoir de choisir notre réponse ; et dans notre réponse se trouve notre grandeur et notre liberté. » Viktor Frankl
Développer sa capacité d’inhibition, c’est apprendre à prendre le recul nécessaire à l’élaboration d’une réponse appropriée en lieu et place d’une réaction automatique inefficace. C’est apprendre à être en ouverture (Système 2) plutôt qu’en contraction (Système 1). C’est faire place à l’acceptation, la curiosité et la nuance plutôt que la rigidité, les certitudes et la binarité. C’est, pour reprendre l’expression de Jacques Fradin, apprendre à préfrontaliser [2]. C’est formidable, n’est-ce pas ?
Certains se poseront peut-être la question de la localisation de l’inhibition dans le modèle Système 1 / Système 2. À titre personnel, j’ai toujours placé l’inhibition dans le giron du Système 2. En effet, elle en possède toutes les caractéristiques : elle demande des ressources, et lorsque nous sommes stressés, fatigués, lorsque nous avons faim ou lorsque notre ego se sent menacé, nous inhibons beaucoup moins bien.
De son côté, Olivier Houdé propose l’ajout d’un Système 3 au modèle, une sorte d’aiguillage qui va confier la gestion de la situation soit au Système 1, parce qu’un traitement automatique est approprié, soit au Système 2, dans le cas de nécessité d’impliquer nos fonctions exécutives. Il semble qu’il ait fait ce choix pour des raisons essentiellement didactiques.
Au final, que l’on situe l’inhibition dans le Système 2 dans un nouveau Système 3 n’est qu’un détail. Et ce qui importe dans un modèle, c’est son utilité. Ce qui importe ici, c’est de développer notre capacité d’inhibition, pour notre confort et celui des personnes qui nous côtoient.
[1] Roy Baumeister, Willpower: Why Self-Control is the Secret to Success, Penguin
Books, 2012.
[2] Jacques Fradin, L’intelligence du stress, Éditions d’Organisation, 2008.